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Nous
avons repris le passage souterrain et emprunté l'allée de terre
sèche et d'herbe piétinée qui conduit aux tribunes. Le restaurant
qui se trouve derrière elles est une vaste baraque faite de poteaux, de
bâches tendues, de cannisses et de toile de jute.
A minuit moins le quart,
lorsque nous y entrons, la salle est presque déserte. De longues tables
couvertes de nappes de papier, de chaises de terrasse, de bancs, et, se mêlant
à l'odeur d'huile chaude et de poussière venant du circuit, une
odeur de friture et de plonge.
Parce que les 24 Heures du Mans sont pour moi
une découverte, je profite de ce moment de détente pour interroger
mon compagnon qui est une véritable encyclopédie vivante de la course
automobile. Ni voiture ni pilote n'ont de secret pour lui. Il connaît le
circuit et la course, leur règlement et leur histoire.
A bavarder avec
lui, c'est toute l'existence passionnante, mouvementée et souvent dramatique
de cette grande épreuve que l'on pourrait retracer. Et cette existence
est jalonnée de noms d'hommes qui se sont couverts de gloire sur ce circuit,
mais elle est également jalonnée de l'ombre des croix de tous ceux
qui ont rencontré la mort dans un virage ou au cours d'une collision.
Parlant
de ceux-là, nous en arrivons vite à -évoquer le souvenir
de Pierre Levegh.
On ne saurait écrire un livre dont Le Mans soit le
centre, sans consacrer quelques pages à ce coureur français.
En
1953, Pierre Levegh (de son véritable nom Pierre Bouillon) avait accompli
au Mans un exploit qui fut rapidement oublié, car seul demeure dans les
mémoires le nom des pilotes vainqueurs. Or, Levegh n'avait pas gagné.
Trahi par son moteur, il avait dû abandonner. Mais, durant vingt-trois heures,
sans copilote, sans autre arrêt que les deux ou trois minutes de chaque
ravitaillement, il avait conduit seul, et admirablement, un voiture Talbot.
Un
homme devait se souvenir de cet exploit. Et cet homme était l'un des plus
grand directeurs de courses de tous les temps, Alfred Neubauer, qui dirigeait
l'écurie Mercedes.
Au début de l'année 1955, Alfred Neubauer,
qui formait son équipe pour préparer la participation de Mercedes
aux 24 Heures du Mans, avait engagé Fangio, Stirling Moss, Simon, Kling
et Fitch. Il lui manquait donc un homme pour constituer trois équipages,
et, pensant à la performance de Levegh, il lui proposa un contrat que le
coureur français signa aussitôt.
Le malheureux pilote ne se doutait
pas qu'il signait son propre arrêt de mort, et qu'il allait être la
première victime de la plus grande tragédie du Mans.
Le 11 juin
1955, sous un ciel magnifique, alors que le public nombreux qui avait envahi les
enceintes s'apprêtait à jouir d'un spectacle qui promettait d'être
plein de suspense jusqu'au bout, soixante voitures se lançaient sur la
piste à l'assaut des records.
Dès le début, l'écurie
Mercedes était bien placée avec la voiture pilotée par Fangio
qui talonnait la Jaguar de Hawthorn.
On connaît Fangio. Son adresse,
sa souplesse de conduite devenues légendaires. Il se trouvait opposé
là, dans un duel extrêmement serré, à un pilote plus
nerveux, davantage du style s casseur » et qui se trouvait au volant d'une
voiture un peu plus puissante que la sienne.
Les spectateurs s'en rendirent
compte rapidement, en apprenant que tout le temps que l'Argentin gagnait dans
les virages, Hawthorn le lui reprenait dans cette fameuse ligne droite des Hunaudières
que critiquent tant de pilotes.
Les Hunaudières, disent des hommes comme
Andruet, ce n'est pas là qu'un pilote fait preuve de son talent. C'est
seulement la puissance de la mécanique qui parle. Il suffit d'appuyer et
de tenir sa voiture. Où l'on reconnaît le pilote,- c'est sur les
parties sinueuses d'un circuit.
Ce jour-là, après deux heures
de course, les deux hommes de tête avaient distancé d'un tour les
autres concurrents les mieux placés. Le moment des premiers ravitaillements
était arrivé, et le directeur de course de Jaguar avait déjà
fait signe deux fois à Hawthorn.
Il faut penser ici à ce que
peut endurer un pilote qui mène une course, qui se sent talonné
par un homme de sa force, et qui sait que cet homme va pouvoir le doubler au moment
où il s'arrêtera. Certes, l'homme de tête sait fort bien que
son concurrent aussi devra bientôt s'arrêter, mais il y a le feu de
l'action. Il y a toute cette attention qu'il faut prêter à la piste,
au comportement de la voiture et aux réactions des autres coureurs.
A
18 h 20, c'est-à-dire après deux heures vingt de course, cinq voitures
sortirent presque simultanément de la courbe pour aborder la ligne droite
des tribunes. Trois d'entre elles avaient un tour de retard.
Les spectateurs
n'eurent pas le temps de comprendre ce qui s'était passé, que déjà
une formidable explosion se produisait. Des flammes, un épais nuage de
fumée, un corps disloqué projeté en l'air, un gendarme fauché
par un bolide devant les stands; une pluie de feu et de ferraille sur les gradins
où la foule compacte poussait des hurlements.
La voiture de Pierre Levegh
avait été projetée par-dessus le talus de protection, et-venait
de retomber sur le public.
Le drame s'était joué en moins de
temps qu'il n'en faut pour écrire une ligne, mais la course continuait.
Un
instant on avait cru que c'était la voiture de Fangio qui avait bondi ainsi,
mais non, l'Argentin qui se trouvait derrière Levegh avait. pu passer.
Le
directeur de la course refusa d'interromprel'épreuve. Il y avait deux raisons
à cela
Cette tradition du sport et du théâtre qui veut
que le spectacle ne soit jamais interrompu par un accident.
Et puis, plus humaine
et plus impérieuse raison, le fait que l'interruption de l'épreuve
eût précipité sur les routes un flot de spectateurs. Or, pour
sauver les blessés et les brûlés, il était indispensable
que toutes les routes environnant le circuit fussent absolument libres au passage
des ambulances.
La course continua donc, et, quelques minutes plus tard, lorsque
Fangio s'arrêta à son stand de ravitaillement et que Neubauer lui
demanda comment il avait pu passer, l'Argentin expliqua :
- Je suivais Levegh...
Je l'ai vu lever la main. C'est son geste qui m'a sauvé la vie.
Alors
que Levegh savait l'accident inévitable pour lui; alors, sans doute, qu'il
voyait déjà la mort en face de lui, collant son visage blême
au pare-brise de son bolide, il avait pensé à ceux qui le suivaient.
Son
geste, ce simple mouvement de la main, avait sauvé la vie de Fangio.
Malgré
la disparition de cette voiture, l'écurie Mercedes était toujours
en tête. La victoire se trouvait à sa portée. Son directeur
prit pourtant le parti de se retirer de la course qui venait de faire 72 morts
et 150 blessés.
passage extrait de "Victoire au Mans" de Bernard Clavel
1955:
Mercedes-Benz 300 SLR
La concurrence internationale impose très
vite de perfectionner la 300 SL pour en faire une véritable voiture de
course que l'on va appeler le Type 300 SLR: S super, L léger, R course.
Sous le nom de code usine W 196/110 Daimler-Benz fabrique sept Roadster et deux
Coupés de la 300 SLR à la fin de 1954. Le moteur vient de la Formule
1, c'est un huit cylindres en ligne, de 78 x 78 mm d'alésage/course de
2 982 cm3. Sa puissance maximum est de 310 CV à 7 400 tr/mn (selon le circuit
car en juin au Mans elle aura 276 CV), distribution par quatre arbres à
cames en tête, un ACT pour l'admission, un pour l'échappement par
groupe de quatre cylindres. Boîte à cinq vitesses. Poids à
vide 899 kg (le coupé pèse 988 kg) mais il varie selon la course
et le réservoir d'essence. Vitesse maximale d'environ 286 km/h pour le
Roadster et de 272 km/h pour le Coupé. A noter qu'un Roadster ne fut jamais
terminé. La 300 SLR remporte sa première course à près
de 158 km/h de moyenne: un exploit. Cette course, c'est les Mille Miglia d'Italie,
soit 1 585 km couverts en 10 heures et 17 minutes. Une folie! au volant se trouve
Stirling Moss, à ses côtés son navigateur, le journaliste
anglais Denis Jenkinson. La 300 SLR de Fangio arrive en second. Cette course sera
supprimée définitivement deux ans plus tard et le record de Moss
reste à jamais gravé dans la légende de la course automobile.
La voiture gagne aussi un peu partout tout au long de 1955 : la Course internationale
de l'Eifel, le Grand Prix de Suède, le Tourist Trophy, la Targa Florio.
La 300 SLR va permettre à Mercedes de conquérir le Championnat du
Monde des marques. Le Championnat d'Europe et le Championnat d'Amérique
des voitures de sport seront remportés aussi avec la 300 SL. Grâce
à Fangio, sur Formule de course 2,5 litres, Mercedes remporte le Championnat
du Monde de Formule 1 pour la deuxième fois (1954 et 1955).
Les
trois voitures engagées au Mans seront particulièrement soignées
car Mercedes doit gagner cette course. Elles sont incroyablement fiables et rapides,
on en chronomètre une à 286 km/h sur la ligne droite des Hunaudières.
La presse française (L'Automobile) croit à un match Ferrari-Jaguar
mais titre: «L'outsider Mercedes devra forcer pour risquer sa chance».
On sait comment va se terminer la course: Pierre Levegh sur la Mercedes n°
20 va entrer dans la foule, suite à une collision avec une Austin Healey,
tuant et décapitant les spectateurs sur plus de cinquante mètres.
C'est l'accident le plus effroyable de toute l'histoire de la compétition
automobile. Le journal Inter-Auto écrit : «...Des centaines
de poitrines ont poussé un cri terrifiant. En explosant comme une bombe
dans la foule, la Mercedes n° 20 a créé un vide de chair et
de sang. C'est une vision de guerre. De ce parterre de corps torturés surgissent
quelques blessés hagards. Le corps de Levegh retombé sur la piste,
le crâne fracassé, brûle dans les lambeaux de vêtements
qui restent collés à sa peau. De l'amas de ferrailles tordues monte
une épaisse colonne de fumée qui cache aux spectateurs des tribunes
cette scène de carnage. »
Il y aura plus de 80 morts et de
nombreux survivants, handicapés, portent aujourd'hui encore dans leur chair
la trace de cette tragédie. Fangio qui menait la course avec plusieurs
tours d'avance s'arrête à son stand ignorant tout de la mort de Levegh
qu'il avait doublé quelques secondes avant le drame sans se douter de ce
qui allait se passer. Atterré, blanc comme un linge quand il apprend l'ampleur
de la catastrophe, il refuse de repartir, le coeur n'y est plus. La course n'a
plus de sens. Neubauer, chef de l'écurie Mercedes, est de son avis, il
abandonne à deux heures du matin sous les applaudissements.
A la fin
de l'année 1955 Mercedes-Benz abandonne - provisoirement - la compétition.
La
firme va se tourner vers une autre discipline, plus proche de la clientèle:
le rallye. Mercedes attend 1960 pour revenir sur le devant de la scène
avec la 220 Seb. Sa première participation va effacer l'accident du Mans
: une triple victoire dans le rallye de Monte-Carlo. En 1961, pas moins de 133
victoires en rallye couronnent le retour fracassant de Mercedes.
Extrait de "Mercedes Benz" de Fabien Sabatès.
LEVEGH
PIERRE : Pseudonyme du pilote français Pierre Bouillon qui disparut tragiquement
lors de l'édition 1955 des Vingt-Quatre Heures du Mans.
Bouillon débuta
sous le nom de son oncle maternel, ancien pilote du début du siècle.
En 1938, Antony Lago lui confia une voiture pour courir au Mans en équipe
avec Jean Thevoux : il abandonna.
Dans les années suivantes, Levegh
se distingua au volant d'une Darracq, avec notamment une seconde et une troisième
places respectivement à la Coupe de Bruxelles pour voitures de sport et
à la Coupe du Salon de Paris de 1946. Dans cette dernière manifestation,
il arriva deuxième en 1948, mais cette fois au volant d'une Talbot.
En
1952, Levegh fut la vedette indiscutée des Vingt-Quatre Heures du Mans.
Avec une Talbot préparée par lui-même, il mena la course pendant
vingt-quatres heures sans jamais demander le changement de conducteur, tenant
en échec toute l'équipe Mercedes. Une bielle coulée l'empêcha
de remporter le succès le plus prestigieux de sa carrière. C'est
cet exploit qui lui valut, trois ans plus tard, de figurer dans l'équipe
officielle Mercedes des Vingt-Quatre Heures du Mans.
Dans cette course, Levegh
achevait son trente-sixième tour lorsqu'il heurta l'Austin Healey de Macklin,
qui freinait brusquement pour éviter la Jaguar de Hawthorn. La Mercedes
de Levegh se précipita contre le talus et explosa, fauchant la foule qui
se trouvait sur les tribunes. Cet accident, qui lui coûta la vie ainsi que
celle d'une centaine de spectateurs, eut une immense répercussion à
l'époque.
Extrait de "Alpha auto - Grande encyclopédie de l'automobile"