Edition 1975 : Gulf

LE MANS:
La passion... et les colères selon Ligier

Beltoise ou Jones, Jones ou Beltoise, on ne le saura jamais mais, le fait est là, une Ligier JS 2, celle sur laquelle son constructeur comptait le plus grâce au moteur Maserati V 6 particulièrement fiable, n'est déjà plus là : le départ des 24 Heures du Mans a été donné voici moins de 120 minutes ! « La Ferrari s'est brusquement rabattue devant moi alors que je ne voulais prendre pourtant aucun risque... C'est incroyable... Je sais bien que les Daytona disposent d'une visibilité particulièrement médiocre vers l'arrière, mais quand même... »
Jean-Pierre Beltoise semble s'étourdir de paroles débitées sur un ton élevé et haché pour se consoler (ou se justifier ?...) de l'accident qui vient de l'éliminer. Guy Ligier est à quelques pas de nous, silencieux, les bras croisés derrière son dos : pour qui le connaît, il n'y a pas besoin de lever le regard vers son visage, on sait déjà que son nez se déplace transversalement par à-coups, de temps en temps il décrit même un cercle, ou plutôt une ellipse en même temps que ses cils battent et qu'un rictus déforme sa bouche. Derrière ce dos carré, c'est la tempête : il se triture les doigts, frottant avec puissance les deux paumes de ses mains l'une contre l'autre. Les fameux tics. Mieux vaut éviter de s'approcher de lui lorsque ces symptômes se manifestent : même son meilleur ami se verrait vertement rabroué...
Il se tait. Au contraire de « Bébel » qui poursuit sa conférence de presse... devant deux journalistes seulement, des privilégiés, les mécaniciens s'étant momentanément transformés en cerbères, interdisant gentiment mais fermement l'entrée des stands à quiconque.
« Je n'avais pas à prendre de risques, répète-t-il, la voiture était parfaite et j'étais sûr de pouvoir tenir 24 heures sans incident, pas le moindre : c'est pour ça que j'ai choisi la JS 2 avec le V 6 Maserati, elle était sans problème... J'attendais le bon moment pour doubler cette Daytona bleue, je n'étais pas pressé... Et puis voilà... Il m'a poussé contre le rail, je l'ai pris de plein fouet : la voiture est complètement détruite.
Guy Ligier ne dit toujours rien. Le lendemain seulement il me montrera la photo de la Ligier-Gitanes parue dans la presse : « Voilà ta voiture, elle est belle, hein ? !... » Effectivement, Guy Ligier m'avait donné son accord, seulement quelques jours plus tôt pour utiliser la seule JS 2 Maserati existant encore, pour le Tour Auto : « Mais tu t'occupes de tout, j'ai trop de travail avec la Formule 1 et je ne pourrai te donner que deux mécaniciens... Débrouille-toi ! »
En'fait, il n'était pas très enthousiaste pour renouveler l'expérience du Tour de France Automobile, d'autant que le pilote qu'il souhaitait voir au volant de la JS 2 n'était pas libre : « Tu es sûr que l'on ne peut pas avoir Guy Chasseuil, c'est le meilleur pour le Tour... »
- Rien à faire, Guy, son contrat avec Opel-BP prévoit le Tour avec une Ascona spéciale
- Dommage, il est extra, ce type... Et puis, j'aimerais bien lui faire plaisir ! »

A y regarder de plus près, ce n'est pas par hasard que Guy Ligier n éprouve une profonde estime et une amitié certaine pour Guy Chasseuil : les deux hommes sont taillés dans le même bloc. Même physique avec une carrure imposante, des muscles que l'on sent travailler plus par nervosité que par nécessité, des mains deux fois comme les vôtres ; mais aussi, même état d'esprit, des purs passionnés par leur « job », ne pouvant s'extérioriser qu'à travers un engagement total.
C'est précisément la raison qui faisait hésiter Guy Ligier pour le Tour de France : il n'avait pas le temps de s'en occuper personnellement comme il l'aurait souhaité (et comme en 1974), devant s'en remettre à un « intermédiaire »... en qui il avait toute confiance, mais « intermédiaire » quand même.
Je connais bien Guy Ligier, sa passion surtout que je partage, et j'avais fini par obtenir gain de cause... le soupçonnant toutefois de s'être laissé prier pour mieux réfléchir à l'opération mais aussi pour jauger mes possibilités... et savoir si j'en avais vraiment passionnément envie
c'est très important pour lui !
Alors que je jetais un oeil sur la photo, un peu grise mais suffisamment explicite pour me faire comprendre que le prototype était bon pour la « ferraille », il éclata.
Nous étions déjà... (ou encore !) côte à côte à 5 heures du matin lorsque François Migault qu'Henri Pescarolo relaya d'ailleurs aussitôt, arriva au ralenti avec un capot avant dans un bien piteux état : dans la ligne droite des Hunaudières, à plus de 300 km/h, la partie arrière de la De Cadenet qu'il s'apprêtait à doubler s'est brusquement détachée : « Je ne pouvais plus l'éviter... Je suis resté dans le noir plusieurs secondes qui m'ont paru durer une éternité... C'est un miracle que j'aie pu garder la voiture sur la piste, mais le résultat n'est pas beau : train avant ouvert, « museau » démoli... les dégâts sont importants. »
Deux arrêts consécutifs pour tenter de réparer le mal profond et il fallait bien se rendre à l'évidence, Henri Pescarolo n'inscrirait pas pour légendaires, que sa passion. Dans ces cas-là, il vaut mieux laisser faire et surtout laisser dire. A la verdeur du vocabulaire s'ajoutent des jugements péremptoires pour le moins sévères, des réflexions sans appel ne souffrant pas la moindre réplique malgré la part d'exagération ou d'excès qu'elles renferment. Si un journaliste transcrit ces propos, qu'il n'oublie pas de bien mettre des guillemets, s'il ne veut pas être accusé de diffamation ! Je reconnais pourtant que le constructeur avait raison sur plus d'un plan pour qualifier ces tristes 24 Heures dont non seulement le règlement était discutable (la meilleure preuve en sera le spectaculaire retour en arrière dans le règlement 1976 avec l'espoir de retrouver le prestige populaire d'antan ?), mais surtout le mode d'invitation ouvrant trop largement la porte à des pilotes maladroits au volant d'engins par trop « bricolés » : « Dépenser des centaines de millions pour ça, sortir de la piste à cause d'une majorité d'inconscients... Non seulement on casse les voitures, mais en plus les pilotes risquent leur vie... C'est inconcevable, c'est une course de m..., c'est bien la dernière fois que je viens au Mans... Ils sont fous !... »
- Moi, moi, moi, je vais te dire...
Très mauvais signe quand Guy Ligier s'exprime de la sorte et au petit matin de ce dimanche qui voyait s'envoler un rêve qui avait certainement hanté bon nombre de ses nuits, il piquait une de ses colères mémorables qui lui ont valu une réputation de terreur auprès des organisateurs.
C'est tout juste s'il admirait la très belle remontée entreprise par la dernière Ligier-Gitanes restant en course, Guy Chasseuil et Jean-Louis Lafosse se relayant avec hargne à son volant.
Impulsif - la rançon d'une passion sans limite -, coléreux mais pas rancunier et quelques heures plus tard, une quinzaine de minutes après 16 heures, il retrouvera son sourire, son si beau sourire, celui d'un enfant, son visage marqué de rides, un visage de « type» qui a vécu, prenant alors un éclat fascinant.
Le public le réclamant en scandant son nom, il montera sur le podium face à l'horloge, rejoignant ses deux pilotes Chasseuil et Lafosse qui ont amené la JS 2 Ford en deuxième position. Et déjà, sans même savoir si Techniquement et compte tenu de son programme, c'était à envisager, il parlera de revenir « en espérant gagner pour remercier tous ces gens qui l'ovationnent et comptent, après Matra, sur une nouvelle victoire française au Mans avec les Ligier-Gitanes ».

Lorsque le règlement des 24 Heures du Mans fut publié, Guy Ligier s'apprêtait à venir comme à la parade : c'était tout juste au moment du Salon de Paris, début octobre. Il n'envisageait pas alors d'adapter un moteur Ford-Cosworth V 8 3 litres dans la JS 2, les études du V 6 Maserati dont un exemplaire avait dépassé 420 CV au banc d'essais étant très satisfaisantes... même si quelques tiraillements intervenaient parfois entre le constructeur vichyssois et l'ingénieur italien Alfieri, créateur du V 6.
Il avait déjà oublié, comme d'habitude, sa grosse colère lors des vérifications du Tour de France Automobile 1974, à Tarbes, lorsque le journaliste italien Franco Lini, ancien directeur de courses de Ferrari, lui apprit la décision de la Commission Sportive Internationale : un chiffre minimum de production élevé interdisait définitivement aux prototypes routiers qui sont en fait de véritables voitures de grand tourisme, de participer aux Championnats Européens ou Mondiaux.. sauf au Championnat des Prototypes où la cause est dès le départ entendue face aux « monstres » - des monoplaces de Formule 1 tout juste pourvues d'une carrosserie - tels que les Alfa Romeo ou les Matra-Simca, les Ligiers JS 2 paraissent alors bonnes pour le musée. « Ceux qui nous dirigent sont des incapables dont la plupart n'ont jamais mis leurs fesses dans une voiture de course. En plus, ils sont vendus !... Mon copain, je vais te dire, je vais aller à la pêche et à la chasse, mes chiens seront ravis, et moi je ne m'e... plus !... »
Une semaine plus tard, un remarquable doublé l'aidait à oublier ces propos. Un mois plus tard, l'optimisme était de mise.
« Ma voiture, la JS 2, est une vraie Grand Tourisme : au rapport performance/consommation, je suis très bien placé : une JS 2 Maserati consomme tout juste 35 litres aux cent kilomètres en course, je suis vraiment dans le coup pour le Mans 1975... »
Les difficultés financières de Maserati, les exigences de Gitanes (en d'autres termes le S.E.I.T.A. avec qui Ligier signa lorsque Matra-Simca annonça officiellement son retrait de la compétition), le règlement transitoire (sur quoi ?) de la Commission Sportive Internationale firent évoluer les choses.
L'optimisme devenait plus mesuré.
Certes, Alfa Romeo, dont le moteur 12 cylindres risquait fort de se révéler trop gourmand en carburant, préférait s'abstenir tout comme Ferrari dont la seule préoccupation restait la Formule 1 et le Championnat du Monde des Conducteurs, mais John Wyer, toujours fidèle à l'épreuve mancelle où il s'est d'ailleurs imposé plusieurs fois, notamment avec Aston-Martin et Porsche, a par contre relevé un défi que les spécialistes s'accordent toutefois à qualifier de peu réaliste : il construit deux barquettes Gulf particulièrement profilées dans lesquelles sont placés des moteurs Ford-Cosworth 3 litres considérablement « dégonflés », la puissance maximum étant de l'ordre de 390 CV au lieu de 480 CV.
Les deux écuries favorites se trouvent donc à égalité mécanique puisque ce sont également des Ford V 8 qui équipent désormais les JS 2, la puissance étant toutefois un peu plus élevée, environ 410-420 chevaux. Mais Guy Ligier, qui se remet tout juste d'une délicate intervention chirurgicale qui l'a fortement ébranlé physiquement et moralement, est parfaitement conscient que tout n'est pas aussi simple. Davantage même, il sait qu'il ne peut compter que sur la défaillance des Gulf-Ford à peine plus rapides dans la longue ligne droite des Hunaudières mais passant en revanche beaucoup plus vite dans les grandes courbes. Les barquettes sont également beaucoup plus légères que les prototypes à carrosserie fermée JS 2.
« C'est une voiture fantastique », admet Jean-Pierre Jarier. En partant d'un coupé de série commercialisé, ce qu'il ne faut surtout pas oublier, le résultat est remarquable, il est certainement impossible de réussir mieux. Mais l'ensemble, et notamment le châssis, sont désormais exploités au maximum de leurs possibilités avec le moteur Ford... et même au-delà. La tenue de route ne pourra jamais égaler celle d'une barquette.
- Nous sommes en fait dans la même position que Porsche l'an dernier avec sa Turbo : c'était indiscutablement une voiture fantastique, mais que pouvait-elle espérer face aux Matra-Simca... Certes, la limitation de la consommation réduit quelque peu le fossé séparant une voiture spécifiquement construite pour la course d'un coupé de production adapté à la compétition, mais il ne faut pas se bercer de trop d'illusions...
Notre interlocuteur sait ce dont il parle puisqu'il s'agit de Gérard Ducarouge, « Team manager » de Matra-Simca et maintenant « prêté » à Ligier par les engins Matra S.A.
A son propos, le constructeur vichyssois avoue d'ailleurs : « Je suis sûr qu'il m'a économisé aux moins dix ans d'existence : pour tout ce qui est pratique, je peux m'appuyer sur lui, c'est lui qui pique des colères, ce n'est plus moi ! »
« Je ne suis ni optimiste ni .pessimiste, je reste lucide, j'ai tout fait pour arriver le mieux possible au départ, maintenant, il n'y a plus qu'à attendre. »
Assis sur un banc, Guy Ligier parait indifférent au travail des mécaniciens s'affairant autour des trois JS 2 qui succèdent à Matra dans le coeur des Français. La succession frise d'ailleurs le mimétisme : les voitures bleues retrouvent les parements bien connus, identifiant les équipages de l'équipe de France. Blanc pour Beltoise-Jarier, vert pour Pescarolo-Migault, jaune pour Chasseuil-Lafosse. Les ultimes préparatifs s'effectuent dans le même garage, à la sortie du Mans, sur la route de Parigné-L'Évêque et les trois stands seront également les mêmes, les trois premiers à l'entrée de la zone de décélération.
A propos, ce choix n'a rien d'arbitraire et ce n'est pas non plus parce que cet emplacement est le point de mire du public : il remonte aux premiers débuts de Matra lorsque Claude Le Guezec exerçait les fonctions de conseiller technique. Compte tenu de l'emplacement de la citerne surélevée, de la pente des stands, le débit est légèrement plus rapide (quelques dixièmes de seconde pour cent litres) à l'entrée de la zone. Il fallait y penser... et le calculer !
Les deux Gulf d'Ickx-Bell et de Schuppan-Jaussaud, les trois Ligier-Gitanes, l'Alpine Renault de Marie-Claude Beaumont et Lella Lombardi restant dans le sillage de ce misogyne d'Henri Pescarolo qui a osé déclarer que la place d'une femme n'était sûrement pas au Mans, et la fantastique autant qu'originale BMW 3,5 CSL de Posey-Guichet et du commissaire-priseur-pilote Hervé Poulain, décorée par Calder, roulent ensemble jusqu'au premier ravitaillement... Un peu tardif pour MarieClaude Beaumont dont l'Alpine bleue reste immobilisée quelque part sur le circuit, l'un des deux réservoirs latéraux ne débitant plus l'essence bien qu'il y en ait encore suffisamment pour accomplir cinq tours. La course est bien lancée...
- Tu vois, si j'avais eu une quatrième voiture, comme Matra l'an dernier, je l'aurais donnée à Laffite et à Leclère : j'aime beaucoup ces deux pilotes ! Ils vont vite, ils sont consciencieux... Pour moi, ce sont les deux meilleurs pilotes de la génération montante : j'ai l'oeil, tu verras ce pue je te dis.
Malgré quelques problèmes, surtout sur la Gulf de Schuppan-Jaussaud, les deux barquettes sont toujours en course lorsque le jour se lève sur le circuit manceau. On a forcé Guy Ligier, à qui la station debout est pénible, à aller se reposer dans une des caravanes, mais inutile de préciser qu'il n'a pas pu fermer un seul oeil. Il ne lui reste plus qu'une seule voiture, tiendra-t-elle ?
Le problème des vibrations propres au montage du moteur FordCosworth V 8 semble résolu : « Au début, si un mécanicien oubliait un tournevis ou une ,pince dans la voiture, l'outil montait à cinquante centimètres du plancher lorsque le régime avoisinait 7.000 tours/minute ! nous dit un mécanicien... Mais maintenant, je crois que ça va... »
Reste le problème des échappements qui tracasse Guy : « Il casse et il faut immédiatement arrêter l'auto pour en monter un neuf, sinon c'est fichu, le moteur explose... »
De profondes rides barrent son front, debout à côté de la table de chronométrage, il évite de parler.
On a bien annoncé des ennuis de transmission pour la Gulf de tête, mais Derek Bell et Jacky Ickx continuent à tourner régulièrement et l'on semble très tranquille aux stands voisins. L'équipe Ligier-Gitanes ne l'apprendra, comme tout le monde d'ailleurs, qu'après l'arrivée : effectivement, la Gulf connaissait de graves ennuis de pont, mais on se garda bien d'ébruiter « l'affaire » afin que la seule Ligier restant en course continue à respecter un tableau de marche prudent lui donnant le maximum de chances de boucler les vingt-quatre heures : si Guy Chasseuil et JeanLouis Lafosse tournaient seulement dix secondes plus vite au tour, contraignant alors la Gulf à augmenter sa cadence pour préserver sa position de leader, ce pouvait devenir catastrophique.
Un vieux renard ce John Wyer, ce n'est -pas l'un de ses moindres exploits d'avoir réussi à tromper cet autre vieux renard de Guy Ligier.
Dimanche 9 heures.
Un fol espoir s'empare de l'écurie Ligier : l'échappement de la Gulf de tête est cassé, le moteur tourne mal, elle est obligée de s'arrêter. Tout est remis en question. Le changement est effectué en une vingtaine de minutes, et la barquette reprend la piste avec deux tours d'avance sur Chasseuil qui a légèrement augmenté la cadence.
Le Mans 1975 est joué : Gulf, Ligier, Gulf et les autres très loin derrière.
Il n'y aura pas de cycle Ligier au Mans comme il y a eu Jaguar, Ferrari, Porsche et Matra.
« Déçu ? Oui, un peu, mais je vais te dire, mon copain, tu vas voir ma Formule 1 ! »
Il en faut davantage pour venir à bout de la passion de Guy Ligier, il aura encore l'occasion de piquer de mémorables colères.

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LE MANS:
La Moynet, un pari défiant la logique

Jolie, elle l'est, c'est indéniable, malgré quelques « rondeurs » un peu surannées si l'on y regarde de plus près : une mini-Porsche 917 amputée de ses dérives avec un « on ne sait quoi » d'un peu pataud. Il est vrai que nous sommes en 1975, à moins de dix jours des 24 Heures du Mans, et la carrosserie de la Moynet date quand même de 1968 !
La carrosserie dont le plastique est encore à l'état brut, avec un seul sticker Esso pour toute peinture, prend une bien curieuse inclinaison transversale dans les virages (le roulis en jargon automobile) ; il y a même la roue avant extérieure qui décolle légèrement du sol... Ce sont ses premiers tours de roue.
- Vous avez vu, Monsieur Moynet, elle a tendance à délester à l'avant ?...
- Oui, oui... c'est normal...
J'avoue que j'ai alors rejoint la cohorte des sceptiques dont le ton ne manquait pas parfois de traduire une franche moquerie. La première version de la Moynet en 1968 avait d'ailleurs tout juste bouclé huit tours du célèbre circuit manceau avant d'être poussée derrière les stands. Les spécialistes concevaient mal qu'il en soit autrement cette année.
Cette opération, qui coûtait la bagatelle de 80 millions de centimes à Esso SAF - le chiffre n'est bien entendu pas officiel, mais il est néanmoins très proche de la vérité - avait beaucoup plus l'aspect d'un pari insensé duquel la logique et même la « mécanique » paraissaient bannies, plutôt que d'une expérience... Oui, insensé est bien le mot !
Certes, il planait sur cette réalisation bâclée en trois mois l'exceptionnelle personnalité de son constructeur André Moynet dont la fabuleuse réussite dans les domaines les plus divers incite au plus grand des respects, voire à l'admiration. C'était quand même une bien faible garantie face à la prétention de l'opération qui, pour corser le tout, devait être menée à bien sur la piste par trois femmes, toutes rallywomen réputées, mais qui, en revanche, n'avaient jamais tourné, ni l'une, ni l'autre, ni la troisième, en circuit. Sauf à l'occasion du Critérium féminin Paris-Saint-Raphaël!
Mariane Hoepfner, Christine Dacremont et Michèle Mouton n'étaient pas les dernières à sourire de l'opération qu'elles estimaient un peu précipitée et peut-être même (mais aucune d'entre elles ne l'a jamais dit, bien entendu) pas très-très sérieuse.
Personne n'avait jamais conduit de prototype : « Il aurait quand même fàllu avoir un peu plus de temps pour s'habituer à la voiture et au pilotage en circuit... Bien sûr, c'est fantastique de participer à la plus célèbre course d'endurance du monde, côtoyer sur la piste des pilotes aussi prestigieux que Pescarolo, Beltoise, Jarier, Ickx, Bell, mais c'est aussi angoissant, surtout pour des novices : il va falloir constamment regarder dans les rétroviseurs que M. Moynet ne voulait d'ailleurs pas installer car ils risquaient de « casser » l'aérodynamisme de sa voiture, tout en s'habituant à la conduite de l'auto. Cela fait beaucoup de choses à la fois... Mais peut-être bien qu'au bout de deux heures nous n'aurons plus à nous soucier de ça... et nous pourrons aller nous coucher : je pense que le prototype n'a pas subi assez d'essais, il aurait fallu faire un test d'au moins douze heures sur le circuit Paul-Ricard ».
L'optimisme n'était donc pas de mise, même parmi l'équipage
Effectivement, une défaillance dans la boîte de vitesses après seulement quelques heures d'essais - les toutes premières sur le circuit de Magny-Cours -, une panne de démarreur et un court-circuit dès les premiers essais officiels du mercredi au Mans, alors qu'un seul des trois pilotes était qualifié, remplirent d'aise les respectueux sceptiques...
Les sourires ironiques se figent, on remballe les phrases toute prêtes, pleines de compassion, avec une touche de conseils doctoraux ou, plus simplement, paternalistes : en fait, on ravale sa salive et l'on se frotte les yeux car 24 heures après la Moynet est toujours là. A un changement de démarreur près, elle a tourné comme une horloge, toujours « en levant la patte » puisque c'est normal (?!), et ses trois pilotes néophytes se relayant avec sagesse comme de vraies professionnelles de la piste, elle a terminé, enlevant du même coup la classe des prototypes 2 litres.
Un gag, mais surtout une gageure de plus à mettre à l'actif de ce curieux personnage qu'est André Moynet... qui n'assistait d'ailleurs pas à l'arrivée triomphale de sa voiture, la course ayant eu raison de ses nerfs... et de son estomac, avec peut-être aussi l'aide de quelques whiskies bien tassés...

André Moynet a collectionné les titres du « plus jeune de... » : plus jeune officier de la Légion d'honneur, puis, cinq ans plus tard, plus jeune Commandeur ; plus jeune député puis ministre de la Jeunesse. A 18 ans, il détenait déjà son brevet de pilote civil, ce qui l'autorisa à s'engager dès 19 ans dans l'Armée de l'Air. C'est la guerre, la Seconde : il collectionne les victoires, notamment sous la bannière du glorieux groupe Normandie-Niemen.
Mais tout cela n'est qu'une facette de la vie d'André Moynet : pilote d'essais - il participe notamment au premier vol sur Caravelle et teste le Mirage - il conçoit ensuite lui-même un révolutionnaire « pull and push » (tire et pousse) (avec deux hélices, une devant, une derrière), qui obtient sans difficulté son certificat de vol. André Moynet construit également des bateaux à la barre desquels il se distingue souvent.
Il pilote encore les DB Panhard, notamment... aux 24 Heures du Mans. Sa vie est une incessante succession de créations mécaniques, avec toutefois un dénominateur commun, l'exploitation optimum de la mécanique des fluides, et de paris : sous le premier septennat du général de Gaulle, il est chargé de mission dans des cas particulièrement délicats ! Création et pari reviennent en leitmotiv dans l'existence de cet homme qui a encore éprouvé le besoin, et ce n'est pas la dernière fois, de braver ses semblables avec sa Moynet LM 75. A 55 ans...
La Moynet LM 75, animée par un moteur Chrysler à 2 litres - JRD, développant 190 chevaux à 7.000 tours/minute, est, en fait, une nouvelle application de la mécanique des fluides avec sa carrosserie dotée d'un coefficient de pénétration extrêmement faible : sa ligne paraissant un peu dépassée par ses rondeurs contrastant avec les arêtes vives caractérisant les prototypes actuels, représente le fruit d'une étude poussée.
« Mais ce n'est pas fini, on peut faire beaucoup mieux... Je reviendrai au Mans avec une voiture de course beaucoup plus révolutionnaire
elle ressemblera à l'automobile de tous les jours comme un Mirage ressemble à un DC 3 ! »
Cet homme exceptionnel, insolent dans ses réalisations, ne semble décidément pas près de « raccrocher » : il explorera à fond le domaine automobile comme il a exploité l'aérodynamisme dans l'air et sur mer. Et, à chaque fois, à travers ses apparitions épisodiques que l'on qualifierait volontiers de farfelues si les résultats n'étaient pas là pour offrir un tonitruant démenti, il « ferme la bouche » à ses détracteurs et aux sceptiques.
Pari et affront, une relation de cause à effet... suivant le côté duquel on se trouve : ce diable d'homme ne semble pas près de s'arrêter
aujourd'hui Le Mans, demain la Lune...

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Classement général à la distance
1. ICKX-BELL (Gulf Ford GR 8), 336 tours, 4.595,577 km, à 191,482 km/h ; 2 LAFOSSE-CHASSEUIL (Ligier Ford JS 2), 335 tours, 4.573,403 km ; 3. SCHUPPAN-JAUSSAUD (Gulf Ford GR 8) 4.504,881km ; 4.JOEST-CASONI-BARTH (Porsche 908/03), 325 tours 4.440,511 km ; 5. FITZPATRICK-VAN LENNEP * (Porsche Car. RSR), 315 tours, 4.307,982 km ; 6. J. BEURLYS-FAURE-COOPER (Porsche Car. RSR), 311 tours, 4.245,538 km ; 7. BORRAS-MOISSON-CACHIA (Porsche Car. RSR), 309 tours, 4.227,716 km ; 8. BALLOT-LEIA-BIENVE-NUE (Porsche Car. RSR), 304 tours, 4.159,111 km; 9. BILLY-BOLANOS-CONTRERARAS (Porsche Car. RSR), 304 tours, 4.156,600 km; 10. MAURER-BEEZ-STAEHL (Porsche Car. RS), 295 tours, 4.037,115 km.
* SCHURTI et HEZEMANS pilotèrent également cette voiture.

COUPE DES DAMES
Anny-Charlotte VERNEY, Yvette FONTAINE, Corinne TARNAUD (Porsche Carrera GT n° 67).

COUPE G. DURAND
Marque ayant placé 3 voitures à l'arrivée : PORSCHE.

RECORD DU TOUR
Chris CRAFT (De Cadenet-Lola T 380), les 13,640 km en 3'53"8, soit 210,025 km/h. - Cette performance ne bat pas le record 1974 (3'42"7: 220,494 km/h) de JARIER (Matra) ni, à fortiori, le record absolu du circuit établi en 1973 par Français CEVERT (Matra), avec un temps de 3' 39" 6, soit 223,607 km/h.

Textes et classement extraits de « Le livre d'or de la course auto 1975-1976 » de Jacques Jaubert

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