LE MANS:
La
passion... et les colères selon Ligier
Beltoise
ou Jones, Jones ou Beltoise, on ne le saura jamais mais, le fait est là,
une Ligier JS 2, celle sur laquelle son constructeur comptait le plus grâce
au moteur Maserati V 6 particulièrement fiable, n'est déjà
plus là : le départ des 24 Heures du Mans a été donné
voici moins de 120 minutes ! « La Ferrari s'est brusquement rabattue
devant moi alors que je ne voulais prendre pourtant aucun risque... C'est incroyable...
Je sais bien que les Daytona disposent d'une visibilité particulièrement
médiocre vers l'arrière, mais quand même... »
Jean-Pierre
Beltoise semble s'étourdir de paroles débitées sur un ton
élevé et haché pour se consoler (ou se justifier ?...) de
l'accident qui vient de l'éliminer. Guy Ligier est à quelques pas
de nous, silencieux, les bras croisés derrière son dos : pour qui
le connaît, il n'y a pas besoin de lever le regard vers son visage, on sait
déjà que son nez se déplace transversalement par à-coups,
de temps en temps il décrit même un cercle, ou plutôt une ellipse
en même temps que ses cils battent et qu'un rictus déforme sa bouche.
Derrière ce dos carré, c'est la tempête : il se triture les
doigts, frottant avec puissance les deux paumes de ses mains l'une contre l'autre.
Les fameux tics. Mieux vaut éviter de s'approcher de lui lorsque ces symptômes
se manifestent : même son meilleur ami se verrait vertement rabroué...
Il
se tait. Au contraire de « Bébel » qui poursuit sa conférence
de presse... devant deux journalistes seulement, des privilégiés,
les mécaniciens s'étant momentanément transformés
en cerbères, interdisant gentiment mais fermement l'entrée des stands
à quiconque.
« Je n'avais pas à prendre de risques, répète-t-il,
la voiture était parfaite et j'étais sûr de pouvoir tenir
24 heures sans incident, pas le moindre : c'est pour ça que j'ai choisi
la JS 2 avec le V 6 Maserati, elle était sans problème... J'attendais
le bon moment pour doubler cette Daytona bleue, je n'étais pas pressé...
Et puis voilà... Il m'a poussé contre le rail, je l'ai pris de plein
fouet : la voiture est complètement détruite.
Guy Ligier ne dit
toujours rien. Le lendemain seulement il me montrera la photo de la Ligier-Gitanes
parue dans la presse : « Voilà ta voiture, elle est belle, hein ?
!... » Effectivement, Guy Ligier m'avait donné son accord, seulement
quelques jours plus tôt pour utiliser la seule JS 2 Maserati existant encore,
pour le Tour Auto : « Mais tu t'occupes de tout, j'ai trop de travail avec
la Formule 1 et je ne pourrai te donner que deux mécaniciens... Débrouille-toi
! »
En'fait, il n'était pas très enthousiaste pour renouveler
l'expérience du Tour de France Automobile, d'autant que le pilote qu'il
souhaitait voir au volant de la JS 2 n'était pas libre : « Tu es
sûr que l'on ne peut pas avoir Guy Chasseuil, c'est le meilleur pour le
Tour... »
- Rien à faire, Guy, son contrat avec Opel-BP prévoit
le Tour avec une Ascona spéciale
- Dommage, il est extra, ce type...
Et puis, j'aimerais bien lui faire plaisir ! »
A y regarder de plus
près, ce n'est pas par hasard que Guy Ligier n éprouve une profonde
estime et une amitié certaine pour Guy Chasseuil : les deux hommes sont
taillés dans le même bloc. Même physique avec une carrure imposante,
des muscles que l'on sent travailler plus par nervosité que par nécessité,
des mains deux fois comme les vôtres ; mais aussi, même état
d'esprit, des purs passionnés par leur « job », ne pouvant
s'extérioriser qu'à travers un engagement total.
C'est précisément
la raison qui faisait hésiter Guy Ligier pour le Tour de France : il n'avait
pas le temps de s'en occuper personnellement comme il l'aurait souhaité
(et comme en 1974), devant s'en remettre à un « intermédiaire
»... en qui il avait toute confiance, mais « intermédiaire
» quand même.
Je connais bien Guy Ligier, sa passion surtout que
je partage, et j'avais fini par obtenir gain de cause... le soupçonnant
toutefois de s'être laissé prier pour mieux réfléchir
à l'opération mais aussi pour jauger mes possibilités...
et savoir si j'en avais vraiment passionnément envie
c'est très
important pour lui !
Alors que je jetais un oeil sur la photo, un peu grise
mais suffisamment explicite pour me faire comprendre que le prototype était
bon pour la « ferraille », il éclata.
Nous étions
déjà... (ou encore !) côte à côte à 5
heures du matin lorsque François Migault qu'Henri Pescarolo relaya d'ailleurs
aussitôt, arriva au ralenti avec un capot avant dans un bien piteux état
: dans la ligne droite des Hunaudières, à plus de 300 km/h, la partie
arrière de la De Cadenet qu'il s'apprêtait à doubler s'est
brusquement détachée : « Je ne pouvais plus l'éviter...
Je suis resté dans le noir plusieurs secondes qui m'ont paru durer une
éternité... C'est un miracle que j'aie pu garder la voiture sur
la piste, mais le résultat n'est pas beau : train avant ouvert, «
museau » démoli... les dégâts sont importants. »
Deux
arrêts consécutifs pour tenter de réparer le mal profond et
il fallait bien se rendre à l'évidence, Henri Pescarolo n'inscrirait
pas pour légendaires, que sa passion. Dans ces cas-là, il vaut mieux
laisser faire et surtout laisser dire. A la verdeur du vocabulaire s'ajoutent
des jugements péremptoires pour le moins sévères, des réflexions
sans appel ne souffrant pas la moindre réplique malgré la part d'exagération
ou d'excès qu'elles renferment. Si un journaliste transcrit ces propos,
qu'il n'oublie pas de bien mettre des guillemets, s'il ne veut pas être
accusé de diffamation ! Je reconnais pourtant que le constructeur avait
raison sur plus d'un plan pour qualifier ces tristes 24 Heures dont non seulement
le règlement était discutable (la meilleure preuve en sera le spectaculaire
retour en arrière dans le règlement 1976 avec l'espoir de retrouver
le prestige populaire d'antan ?), mais surtout le mode d'invitation ouvrant trop
largement la porte à des pilotes maladroits au volant d'engins par trop
« bricolés » : « Dépenser des centaines de millions
pour ça, sortir de la piste à cause d'une majorité d'inconscients...
Non seulement on casse les voitures, mais en plus les pilotes risquent leur vie...
C'est inconcevable, c'est une course de m..., c'est bien la dernière fois
que je viens au Mans... Ils sont fous !... »
- Moi, moi, moi, je vais
te dire...
Très mauvais signe quand Guy Ligier s'exprime de la sorte
et au petit matin de ce dimanche qui voyait s'envoler un rêve qui avait
certainement hanté bon nombre de ses nuits, il piquait une de ses colères
mémorables qui lui ont valu une réputation de terreur auprès
des organisateurs.
C'est tout juste s'il admirait la très belle remontée
entreprise par la dernière Ligier-Gitanes restant en course, Guy Chasseuil
et Jean-Louis Lafosse se relayant avec hargne à son volant.
Impulsif
- la rançon d'une passion sans limite -, coléreux mais pas rancunier
et quelques heures plus tard, une quinzaine de minutes après 16 heures,
il retrouvera son sourire, son si beau sourire, celui d'un enfant, son visage
marqué de rides, un visage de « type» qui a vécu, prenant
alors un éclat fascinant.
Le public le réclamant en scandant
son nom, il montera sur le podium face à l'horloge, rejoignant ses deux
pilotes Chasseuil et Lafosse qui ont amené la JS 2 Ford en deuxième
position. Et déjà, sans même savoir si Techniquement et compte
tenu de son programme, c'était à envisager, il parlera de revenir
« en espérant gagner pour remercier tous ces gens qui l'ovationnent
et comptent, après Matra, sur une nouvelle victoire française au
Mans avec les Ligier-Gitanes ».
Lorsque le règlement des 24
Heures du Mans fut publié, Guy Ligier s'apprêtait à venir
comme à la parade : c'était tout juste au moment du Salon de Paris,
début octobre. Il n'envisageait pas alors d'adapter un moteur Ford-Cosworth
V 8 3 litres dans la JS 2, les études du V 6 Maserati dont un exemplaire
avait dépassé 420 CV au banc d'essais étant très satisfaisantes...
même si quelques tiraillements intervenaient parfois entre le constructeur
vichyssois et l'ingénieur italien Alfieri, créateur du V 6.
Il
avait déjà oublié, comme d'habitude, sa grosse colère
lors des vérifications du Tour de France Automobile 1974, à Tarbes,
lorsque le journaliste italien Franco Lini, ancien directeur de courses de Ferrari,
lui apprit la décision de la Commission Sportive Internationale : un chiffre
minimum de production élevé interdisait définitivement aux
prototypes routiers qui sont en fait de véritables voitures de grand tourisme,
de participer aux Championnats Européens ou Mondiaux.. sauf au Championnat
des Prototypes où la cause est dès le départ entendue face
aux « monstres » - des monoplaces de Formule 1 tout juste pourvues
d'une carrosserie - tels que les Alfa Romeo ou les Matra-Simca, les Ligiers JS
2 paraissent alors bonnes pour le musée. « Ceux qui nous dirigent
sont des incapables dont la plupart n'ont jamais mis leurs fesses dans une voiture
de course. En plus, ils sont vendus !... Mon copain, je vais te dire, je vais
aller à la pêche et à la chasse, mes chiens seront ravis,
et moi je ne m'e... plus !... »
Une semaine plus tard, un remarquable
doublé l'aidait à oublier ces propos. Un mois plus tard, l'optimisme
était de mise.
« Ma voiture, la JS 2, est une vraie Grand Tourisme
: au rapport performance/consommation, je suis très bien placé :
une JS 2 Maserati consomme tout juste 35 litres aux cent kilomètres en
course, je suis vraiment dans le coup pour le Mans 1975... »
Les difficultés
financières de Maserati, les exigences de Gitanes (en d'autres termes le
S.E.I.T.A. avec qui Ligier signa lorsque Matra-Simca annonça officiellement
son retrait de la compétition), le règlement transitoire (sur quoi
?) de la Commission Sportive Internationale firent évoluer les choses.
L'optimisme
devenait plus mesuré.
Certes, Alfa Romeo, dont le moteur 12 cylindres
risquait fort de se révéler trop gourmand en carburant, préférait
s'abstenir tout comme Ferrari dont la seule préoccupation restait la Formule
1 et le Championnat du Monde des Conducteurs, mais John Wyer, toujours fidèle
à l'épreuve mancelle où il s'est d'ailleurs imposé
plusieurs fois, notamment avec Aston-Martin et Porsche, a par contre relevé
un défi que les spécialistes s'accordent toutefois à qualifier
de peu réaliste : il construit deux barquettes Gulf particulièrement
profilées dans lesquelles sont placés des moteurs Ford-Cosworth
3 litres considérablement « dégonflés », la puissance
maximum étant de l'ordre de 390 CV au lieu de 480 CV.
Les deux écuries
favorites se trouvent donc à égalité mécanique puisque
ce sont également des Ford V 8 qui équipent désormais les
JS 2, la puissance étant toutefois un peu plus élevée, environ
410-420 chevaux. Mais Guy Ligier, qui se remet tout juste d'une délicate
intervention chirurgicale qui l'a fortement ébranlé physiquement
et moralement, est parfaitement conscient que tout n'est pas aussi simple. Davantage
même, il sait qu'il ne peut compter que sur la défaillance des Gulf-Ford
à peine plus rapides dans la longue ligne droite des Hunaudières
mais passant en revanche beaucoup plus vite dans les grandes courbes. Les barquettes
sont également beaucoup plus légères que les prototypes à
carrosserie fermée JS 2.
« C'est une voiture fantastique »,
admet Jean-Pierre Jarier. En partant d'un coupé de série commercialisé,
ce qu'il ne faut surtout pas oublier, le résultat est remarquable, il est
certainement impossible de réussir mieux. Mais l'ensemble, et notamment
le châssis, sont désormais exploités au maximum de leurs possibilités
avec le moteur Ford... et même au-delà. La tenue de route ne pourra
jamais égaler celle d'une barquette.
- Nous sommes en fait dans la même
position que Porsche l'an dernier avec sa Turbo : c'était indiscutablement
une voiture fantastique, mais que pouvait-elle espérer face aux Matra-Simca...
Certes, la limitation de la consommation réduit quelque peu le fossé
séparant une voiture spécifiquement construite pour la course d'un
coupé de production adapté à la compétition, mais
il ne faut pas se bercer de trop d'illusions...
Notre interlocuteur sait ce
dont il parle puisqu'il s'agit de Gérard Ducarouge, « Team manager
» de Matra-Simca et maintenant « prêté » à
Ligier par les engins Matra S.A.
A son propos, le constructeur vichyssois avoue
d'ailleurs : « Je suis sûr qu'il m'a économisé aux moins
dix ans d'existence : pour tout ce qui est pratique, je peux m'appuyer sur lui,
c'est lui qui pique des colères, ce n'est plus moi ! »
«
Je ne suis ni optimiste ni .pessimiste, je reste lucide, j'ai tout fait pour arriver
le mieux possible au départ, maintenant, il n'y a plus qu'à attendre.
»
Assis sur un banc, Guy Ligier parait indifférent au travail
des mécaniciens s'affairant autour des trois JS 2 qui succèdent
à Matra dans le coeur des Français. La succession frise d'ailleurs
le mimétisme : les voitures bleues retrouvent les parements bien connus,
identifiant les équipages de l'équipe de France. Blanc pour Beltoise-Jarier,
vert pour Pescarolo-Migault, jaune pour Chasseuil-Lafosse. Les ultimes préparatifs
s'effectuent dans le même garage, à la sortie du Mans, sur la route
de Parigné-L'Évêque et les trois stands seront également
les mêmes, les trois premiers à l'entrée de la zone de décélération.
A
propos, ce choix n'a rien d'arbitraire et ce n'est pas non plus parce que cet
emplacement est le point de mire du public : il remonte aux premiers débuts
de Matra lorsque Claude Le Guezec exerçait les fonctions de conseiller
technique. Compte tenu de l'emplacement de la citerne surélevée,
de la pente des stands, le débit est légèrement plus rapide
(quelques dixièmes de seconde pour cent litres) à l'entrée
de la zone. Il fallait y penser... et le calculer !
Les deux Gulf d'Ickx-Bell
et de Schuppan-Jaussaud, les trois Ligier-Gitanes, l'Alpine Renault de Marie-Claude
Beaumont et Lella Lombardi restant dans le sillage de ce misogyne d'Henri Pescarolo
qui a osé déclarer que la place d'une femme n'était sûrement
pas au Mans, et la fantastique autant qu'originale BMW 3,5 CSL de Posey-Guichet
et du commissaire-priseur-pilote Hervé Poulain, décorée par
Calder, roulent ensemble jusqu'au premier ravitaillement... Un peu tardif pour
MarieClaude Beaumont dont l'Alpine bleue reste immobilisée quelque part
sur le circuit, l'un des deux réservoirs latéraux ne débitant
plus l'essence bien qu'il y en ait encore suffisamment pour accomplir cinq tours.
La course est bien lancée...
- Tu vois, si j'avais eu une quatrième
voiture, comme Matra l'an dernier, je l'aurais donnée à Laffite
et à Leclère : j'aime beaucoup ces deux pilotes ! Ils vont vite,
ils sont consciencieux... Pour moi, ce sont les deux meilleurs pilotes de la génération
montante : j'ai l'oeil, tu verras ce pue je te dis.
Malgré quelques
problèmes, surtout sur la Gulf de Schuppan-Jaussaud, les deux barquettes
sont toujours en course lorsque le jour se lève sur le circuit manceau.
On a forcé Guy Ligier, à qui la station debout est pénible,
à aller se reposer dans une des caravanes, mais inutile de préciser
qu'il n'a pas pu fermer un seul oeil. Il ne lui reste plus qu'une seule voiture,
tiendra-t-elle ?
Le problème des vibrations propres au montage du moteur
FordCosworth V 8 semble résolu : « Au début, si un mécanicien
oubliait un tournevis ou une ,pince dans la voiture, l'outil montait à
cinquante centimètres du plancher lorsque le régime avoisinait 7.000
tours/minute ! nous dit un mécanicien... Mais maintenant, je crois que
ça va... »
Reste le problème des échappements qui
tracasse Guy : « Il casse et il faut immédiatement arrêter
l'auto pour en monter un neuf, sinon c'est fichu, le moteur explose... »
De
profondes rides barrent son front, debout à côté de la table
de chronométrage, il évite de parler.
On a bien annoncé
des ennuis de transmission pour la Gulf de tête, mais Derek Bell et Jacky
Ickx continuent à tourner régulièrement et l'on semble très
tranquille aux stands voisins. L'équipe Ligier-Gitanes ne l'apprendra,
comme tout le monde d'ailleurs, qu'après l'arrivée : effectivement,
la Gulf connaissait de graves ennuis de pont, mais on se garda bien d'ébruiter
« l'affaire » afin que la seule Ligier restant en course continue
à respecter un tableau de marche prudent lui donnant le maximum de chances
de boucler les vingt-quatre heures : si Guy Chasseuil et JeanLouis Lafosse tournaient
seulement dix secondes plus vite au tour, contraignant alors la Gulf à
augmenter sa cadence pour préserver sa position de leader, ce pouvait devenir
catastrophique.
Un vieux renard ce John Wyer, ce n'est -pas l'un de ses moindres
exploits d'avoir réussi à tromper cet autre vieux renard de Guy
Ligier.
Dimanche 9 heures.
Un fol espoir s'empare de l'écurie Ligier
: l'échappement de la Gulf de tête est cassé, le moteur tourne
mal, elle est obligée de s'arrêter. Tout est remis en question. Le
changement est effectué en une vingtaine de minutes, et la barquette reprend
la piste avec deux tours d'avance sur Chasseuil qui a légèrement
augmenté la cadence.
Le Mans 1975 est joué : Gulf, Ligier, Gulf
et les autres très loin derrière.
Il n'y aura pas de cycle Ligier
au Mans comme il y a eu Jaguar, Ferrari, Porsche et Matra.
« Déçu
? Oui, un peu, mais je vais te dire, mon copain, tu vas voir ma Formule 1 ! »
Il
en faut davantage pour venir à bout de la passion de Guy Ligier, il aura
encore l'occasion de piquer de mémorables colères.
LE
MANS:
La Moynet, un pari défiant la logique
Jolie,
elle l'est, c'est indéniable, malgré quelques « rondeurs »
un peu surannées si l'on y regarde de plus près : une mini-Porsche
917 amputée de ses dérives avec un « on ne sait quoi »
d'un peu pataud. Il est vrai que nous sommes en 1975, à moins de dix jours
des 24 Heures du Mans, et la carrosserie de la Moynet date quand même de
1968 !
La carrosserie dont le plastique est encore à l'état brut,
avec un seul sticker Esso pour toute peinture, prend une bien curieuse inclinaison
transversale dans les virages (le roulis en jargon automobile) ; il y a même
la roue avant extérieure qui décolle légèrement du
sol... Ce sont ses premiers tours de roue.
- Vous avez vu, Monsieur Moynet,
elle a tendance à délester à l'avant ?...
- Oui, oui...
c'est normal...
J'avoue que j'ai alors rejoint la cohorte des sceptiques dont
le ton ne manquait pas parfois de traduire une franche moquerie. La première
version de la Moynet en 1968 avait d'ailleurs tout juste bouclé huit tours
du célèbre circuit manceau avant d'être poussée derrière
les stands. Les spécialistes concevaient mal qu'il en soit autrement cette
année.
Cette opération, qui coûtait la bagatelle de 80
millions de centimes à Esso SAF - le chiffre n'est bien entendu pas officiel,
mais il est néanmoins très proche de la vérité - avait
beaucoup plus l'aspect d'un pari insensé duquel la logique et même
la « mécanique » paraissaient bannies, plutôt que d'une
expérience... Oui, insensé est bien le mot !
Certes, il planait
sur cette réalisation bâclée en trois mois l'exceptionnelle
personnalité de son constructeur André Moynet dont la fabuleuse
réussite dans les domaines les plus divers incite au plus grand des respects,
voire à l'admiration. C'était quand même une bien faible garantie
face à la prétention de l'opération qui, pour corser le tout,
devait être menée à bien sur la piste par trois femmes, toutes
rallywomen réputées, mais qui, en revanche, n'avaient jamais tourné,
ni l'une, ni l'autre, ni la troisième, en circuit. Sauf à l'occasion
du Critérium féminin Paris-Saint-Raphaël!
Mariane Hoepfner,
Christine Dacremont et Michèle Mouton n'étaient pas les dernières
à sourire de l'opération qu'elles estimaient un peu précipitée
et peut-être même (mais aucune d'entre elles ne l'a jamais dit, bien
entendu) pas très-très sérieuse.
Personne n'avait jamais
conduit de prototype : « Il aurait quand même fàllu avoir un
peu plus de temps pour s'habituer à la voiture et au pilotage en circuit...
Bien sûr, c'est fantastique de participer à la plus célèbre
course d'endurance du monde, côtoyer sur la piste des pilotes aussi prestigieux
que Pescarolo, Beltoise, Jarier, Ickx, Bell, mais c'est aussi angoissant, surtout
pour des novices : il va falloir constamment regarder dans les rétroviseurs
que M. Moynet ne voulait d'ailleurs pas installer car ils risquaient de «
casser » l'aérodynamisme de sa voiture, tout en s'habituant à
la conduite de l'auto. Cela fait beaucoup de choses à la fois... Mais peut-être
bien qu'au bout de deux heures nous n'aurons plus à nous soucier de ça...
et nous pourrons aller nous coucher : je pense que le prototype n'a pas subi assez
d'essais, il aurait fallu faire un test d'au moins douze heures sur le circuit
Paul-Ricard ».
L'optimisme n'était donc pas de mise, même
parmi l'équipage
Effectivement, une défaillance dans la boîte
de vitesses après seulement quelques heures d'essais - les toutes premières
sur le circuit de Magny-Cours -, une panne de démarreur et un court-circuit
dès les premiers essais officiels du mercredi au Mans, alors qu'un seul
des trois pilotes était qualifié, remplirent d'aise les respectueux
sceptiques...
Les sourires ironiques se figent, on remballe les phrases toute
prêtes, pleines de compassion, avec une touche de conseils doctoraux ou,
plus simplement, paternalistes : en fait, on ravale sa salive et l'on se frotte
les yeux car 24 heures après la Moynet est toujours là. A un changement
de démarreur près, elle a tourné comme une horloge, toujours
« en levant la patte » puisque c'est normal (?!), et ses trois pilotes
néophytes se relayant avec sagesse comme de vraies professionnelles de
la piste, elle a terminé, enlevant du même coup la classe des prototypes
2 litres.
Un gag, mais surtout une gageure de plus à mettre à
l'actif de ce curieux personnage qu'est André Moynet... qui n'assistait
d'ailleurs pas à l'arrivée triomphale de sa voiture, la course ayant
eu raison de ses nerfs... et de son estomac, avec peut-être aussi l'aide
de quelques whiskies bien tassés...
André Moynet a collectionné
les titres du « plus jeune de... » : plus jeune officier de la Légion
d'honneur, puis, cinq ans plus tard, plus jeune Commandeur ; plus jeune député
puis ministre de la Jeunesse. A 18 ans, il détenait déjà
son brevet de pilote civil, ce qui l'autorisa à s'engager dès 19
ans dans l'Armée de l'Air. C'est la guerre, la Seconde : il collectionne
les victoires, notamment sous la bannière du glorieux groupe Normandie-Niemen.
Mais
tout cela n'est qu'une facette de la vie d'André Moynet : pilote d'essais
- il participe notamment au premier vol sur Caravelle et teste le Mirage - il
conçoit ensuite lui-même un révolutionnaire « pull and
push » (tire et pousse) (avec deux hélices, une devant, une derrière),
qui obtient sans difficulté son certificat de vol. André Moynet
construit également des bateaux à la barre desquels il se distingue
souvent.
Il pilote encore les DB Panhard, notamment... aux 24 Heures du Mans.
Sa vie est une incessante succession de créations mécaniques, avec
toutefois un dénominateur commun, l'exploitation optimum de la mécanique
des fluides, et de paris : sous le premier septennat du général
de Gaulle, il est chargé de mission dans des cas particulièrement
délicats ! Création et pari reviennent en leitmotiv dans l'existence
de cet homme qui a encore éprouvé le besoin, et ce n'est pas la
dernière fois, de braver ses semblables avec sa Moynet LM 75. A 55 ans...
La
Moynet LM 75, animée par un moteur Chrysler à 2 litres - JRD, développant
190 chevaux à 7.000 tours/minute, est, en fait, une nouvelle application
de la mécanique des fluides avec sa carrosserie dotée d'un coefficient
de pénétration extrêmement faible : sa ligne paraissant un
peu dépassée par ses rondeurs contrastant avec les arêtes
vives caractérisant les prototypes actuels, représente le fruit
d'une étude poussée.
« Mais ce n'est pas fini, on peut
faire beaucoup mieux... Je reviendrai au Mans avec une voiture de course beaucoup
plus révolutionnaire
elle ressemblera à l'automobile de tous
les jours comme un Mirage ressemble à un DC 3 ! »
Cet homme exceptionnel,
insolent dans ses réalisations, ne semble décidément pas
près de « raccrocher » : il explorera à fond le domaine
automobile comme il a exploité l'aérodynamisme dans l'air et sur
mer. Et, à chaque fois, à travers ses apparitions épisodiques
que l'on qualifierait volontiers de farfelues si les résultats n'étaient
pas là pour offrir un tonitruant démenti, il « ferme la bouche
» à ses détracteurs et aux sceptiques.
Pari et affront,
une relation de cause à effet... suivant le côté duquel on
se trouve : ce diable d'homme ne semble pas près de s'arrêter
aujourd'hui
Le Mans, demain la Lune...
Classement
général à la distance
1. ICKX-BELL (Gulf Ford GR 8),
336 tours, 4.595,577 km, à 191,482 km/h ; 2 LAFOSSE-CHASSEUIL (Ligier Ford
JS 2), 335 tours, 4.573,403 km ; 3. SCHUPPAN-JAUSSAUD (Gulf Ford GR 8) 4.504,881km
; 4.JOEST-CASONI-BARTH (Porsche 908/03), 325 tours 4.440,511 km ; 5. FITZPATRICK-VAN
LENNEP * (Porsche Car. RSR), 315 tours, 4.307,982 km ; 6. J. BEURLYS-FAURE-COOPER
(Porsche Car. RSR), 311 tours, 4.245,538 km ; 7. BORRAS-MOISSON-CACHIA (Porsche
Car. RSR), 309 tours, 4.227,716 km ; 8. BALLOT-LEIA-BIENVE-NUE (Porsche Car. RSR),
304 tours, 4.159,111 km; 9. BILLY-BOLANOS-CONTRERARAS (Porsche Car. RSR), 304
tours, 4.156,600 km; 10. MAURER-BEEZ-STAEHL (Porsche Car. RS), 295 tours, 4.037,115
km.
* SCHURTI et HEZEMANS pilotèrent également cette voiture.
COUPE
DES DAMES
Anny-Charlotte VERNEY, Yvette FONTAINE, Corinne TARNAUD (Porsche
Carrera GT n° 67).
COUPE
G. DURAND
Marque ayant placé 3 voitures à l'arrivée
: PORSCHE.
RECORD
DU TOUR
Chris CRAFT (De Cadenet-Lola T 380), les 13,640 km en 3'53"8,
soit 210,025 km/h. - Cette performance ne bat pas le record 1974 (3'42"7:
220,494 km/h) de JARIER (Matra) ni, à fortiori, le record absolu du circuit
établi en 1973 par Français CEVERT (Matra), avec un temps de 3'
39" 6, soit 223,607 km/h.
Textes et classement extraits de « Le livre d'or de la course auto 1975-1976 » de Jacques Jaubert